Est-ce que ça existe vraiment les générations ?

Insights
26 avril, 2022

Est-ce que ça existe vraiment les générations ?

Insights
26 avril, 2022

Par
Fabien Loszach

Dans un article publié dernièrement, le magazine Slate annonçait, une fois n’est pas coutume, la mort de Facebook. La raison? Le réseau serait vieillissant et serait devenu le lieu de prédilection des boomers. Au delà de son caractère discriminatoire, ce terme pose beaucoup d'autres problèmes; notamment en ce qui concerne la compréhension du marché. En effet, le marketing a pris la fâcheuse habitude de réduire la grande complexité des consommateurs en cohortes générationnelles très homogènes… Mais est-ce que ça existe vraiment les générations? Est-ce que ça a la moindre utilité scientifique?

Boomer contre milléniaux, une vue de l’esprit

Cet article de Slate est stéréotypique à bien des égards tant il réécrit encore et toujours le conflit générationnel…

D’un côté les boomers qui désigneraient tout à la fois les gardiens des valeurs rétrogrades ou encore des chanceux qui ont profité largement des largesses de l’État providence. Et puis, de l’autre, les Z (nés en 1995 et 2020), qui seraient eux des “snowfalkes” (flocon de neige), des hyper-sensibles éveillés et moralisateurs (woke). Au milieu, les Y ou milléniaux des professionnels connectés et arriviste et enfin en arbitre, les X, la génération perdue.

Bref, on le voit, on a pris l’habitude de penser la complexité sociale en termes de générations, mais sans jamais se questionner sur la pertinence de ce concept.

Qu'est ce qu'une génération ?

Dans le sens courant, une génération désigne un ensemble des personnes vivant dans le même temps et étant à peu près du même âge (la génération du baby-boom en est le meilleur exemple).

Par extension, cette définition a pris une tournure plus épistémologique et certains auteurs/autrices ont essayé d’expliquer des tendances sociales ou psychologiques à partir de l’analyse générationnelle.

Dans cette optique, on va alors définir la génération comme groupe de personnes qui seraient nées dans une tranche d’âge d’à peu près 15 ans (mais cela est très extensible selon les auteurs). Cette génération partagerait un ensemble d’expériences ou de caractéristiques qui les différencieraient des personnes nées plus tôt ou plus tard.

Il y aurait une forme d’ADN générationnel et il consisterait à comprendre le code de cet ADN pour comprendre cette génération (et donc de lui vendre des choses).

L’explication en terme de génération est une forme de déterminisme: la génération devient le facteur explicatif déterminant des croyances, des attitudes et des expériences individuelles.

Un mode de pensée qui semble aller de soi

Les généralisations sur les classes d’âge sont presque aussi vieux que la philosophie. Platon et Socrates critiquaient les nouvelles générations et l’on trouve la même rengaine sur “la décadence et les nouvelles générations qui n’obéissent plus” dans des textes inscrits sur des tablettes babyloniennes datant de 3000 ans avant JC.

Mais c’est vraiment au XXe siècle que ce concept va prendre de la substance et être théorisé . Des penseurs comme Wilhelm Dilthey vont définir la génération comme : « Un cercle assez étroit d’individus reliés en un tout homogène par le fait qu’ils dépendent des mêmes grands événements et changements survenus durant leur période de réceptivité”.

Cela s’explique notamment par un changement culturel important: l’invention de la jeunesse comme entité sociale. Cela peut paraître très surprenant, mais le terme «culture jeunes» apparaît pour la première fois dans la presse dans les années 1940. Cette jeunesse est le fruit d’une démocratisation de l’enseignement notamment. Aux états Unis par exemple,  seulement 15% des 14-17 ans étaient scolarisé en 1915; ils étaient près de 75% en 1940 . Cela a ouvert un nouvel espace social entre l’enfance et l’âge adulte: l’adolescence.

Par la suite on va avoir des centaines/milliers d’ouvrages qui vont être écrit sur le sujet. Un des plus stupéfiant est peut-être celui des historiens américains William Strauss et Neil Howe intitulé Generations  (1991). Dans cet ouvrage, les deux auteurs vont systématiser l’existence de générations sociales aux Etats-Unis entre 1584 à 2069 (oui vous avez bien lu). Cette histoire, selon eux, suit une logique de 4 cycles générationnels de 20 ans. Ces 4 cycles se succèdent dans une révolution de 80 ans. C’est dans ce livre que le terme Milléniaux va être prononcé pour la première fois, en 1991 !

Enfin, le monde littéraire va aussi beaucoup participer au concept de génération. L’expression « Génération perdue » inventée par Gertrude Stein pour parler des auteurs américains expatriés à Paris durant l’entre-deux-guerres (Ernest Hemingway).

Est-e que ce concept a une véritable valeur scientifique ?

La question n’est pas de savoir si les générations sont réelles (On partage bien évidemment des souvenirs communs selon notre année de naissance), mais bien d’analyser si ce concept permet de comprendre quoi que ce soit aux individus qui en font partie? »

Pour cela, il faut lire le livre de Bobby Duffy, « The Generation Myth » (Basic). Bobby Duffy est chercheur en sciences sociales au King’s College de Londres. Dans cet ouvrage il explique que le concept de générations a énormément de problèmes théoriques.

D’une part, les dates pour borner les générations sont très arbitraires. Pourquoi 15 ans? Ou 20 ans. Selon plusieurs auteurs, c’est l’âge naturel de renouvellement des générations chez sapiens. Mais aujourd’hui, l’âge médian des mères aux États-Unis est de vingt-six ans et de 31 ans pour les pères.

Bobby Duffy explique que c’est aussi une suite de stéréotypes. Si on reprend les vieux textes sur les Milléniaux ou Y (qui date du début des année 2010) on y lit que ce sont de jeunes adultes constamment connectés, égoïstes et narcissiques. Quand on lit ce qu’il s’écrit aujourd’hui sur les Z (né entre 1995 et 2010) on apprend qu’il sont accros aux écran et obsédés par la façon dont ils apparaissent sur les réseaux sociaux, etc.

Bref, on retrouve les mêmes éléments et cela n’a rien à voir avec l’ADN de ces générations, mais que c’est plutôt une constante historique. L’historien Jean Pralong explique bien que “depuis la fin du XVIIIe siècle, la jeunesse est vue comme un pan social répondant à des constantes bien définies : la capacité à l’innovation, l’insoumission, ou encore le nomadisme.”

Les conclusions portées sur les différentes générations reposent sur un effet de loupe. La méthodologie utilisée est aussi souvent bancale: on va réaliser des enquêtes sur un petit échantillon pris souvent dans l’entourage de l’auteur/autrice, souvent issue des classes sociales privilégiées.

Cette erreur épistémologique se répète d’ailleurs à travers les âges. Un exemple classique concerne la génération des années 60. Selon l’opinion communément acceptée, cette génération avait les cheveux long et était éprise de liberté et de justice sociale. La réalité est bien moins évidente.

Dans un sondage réalisé en 1967, lorsqu’on a demandé aux gens si les couples devaient attendre d’avoir des relations sexuelles jusqu’à ce qu’ils soient mariés, 63% des personnes dans la vingtaine ont répondu oui, pratiquement la même chose que dans la population générale. En 1969, lorsqu’on a demandé à des personnes âgées de 21 à 29 ans si elles avaient déjà consommé de la marijuana, 88 % ont répondu non. Lorsqu’on a demandé au même groupe si les États-Unis devaient se retirer immédiatement du Vietnam, les trois quarts ont répondu non, à peu près comme dans la population générale.

 

Une causalité erronée

L’un des plus gros problèmes des recherches sur les générations reste toutefois les rapports de causalité erronés. Par exemple, on affirme que les millenniaux ou les Z sont plus impatients et moins satisfaits de leur emploi que leurs aînés. Est-ce assez pour en tirer une généralité sur cette génération ? Si on prend des enquêtes sur les X par exemple (la génération précédente), on remarque que plus tôt dans leur carrière, ils se sentaient également moins satisfaits professionnellement que les baby-boomers.  Ce n’est pas une question de génération, c’est que quand on est plus jeune, on occupe souvent des emplois moins intéressants.

Enfin,  les études scientifiques solides qui viennent soutenir le concept de génération sont quasi inexistantes. En grande partie parce qu’elle nécessiterait une étude longitudinale (dans le temps) de très grande ampleur.

Un concept purement marketing?

L’analyse en terme de generation est d’abord un raccourci intellectuel Dans un monde complexe, on a besoin de scénarios simples. Après la lutte des classes, le choc des civilisations, on s’imagine une lutte des âges ”.

Après, le marketing est une discipline sérieuse et tout marketeur bien formé vous dira que ces concepts générationnels sont inutiles et inopérant. Le marketing va certes utiliser l’âge comme variable de segmentation d’un marché, mais toujours couplés avec d’autre variables:

  • Des Variables démographiques (age, genre, statut marital, revenus, lieu de résidence),
  • des variables psychographiques (comme les interets personnels)
  • et des variables comportementales (nos habidtudes de consommation).

L’âge pris seul ne dit rien pour analyser un marché. Par contre, ce concept de génération est très utilisé dans l’industrie du conseil et dans le journalisme. Dans le journalisme il sert de marronnier : quand l’actualité ralentit, on sort un article sur les générations . Dans l’industrie du conseil, véhiculer la croyance que les milléniaux ou les Z seraient des professionnels instables qui changent constamment d’emploi permet de vendre des conférences et formation inutiles pour régler un problème qui n’existe pas vraiment…

 

À lire: Mark Ritson: Only crap marketers mistake stereotypes for segments